Historisk-filologiske Meddelelser

udgivet af

Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab

Bind 36, no. 5

Hist. Filol. Medd. Dan. Vid. Selsk. 36, no. 5 (1956)

SUR L’INDÉPENDANCE
DE L’ÉPITHÈTE

PAR

LOUIS HJELMSLEV

København 1956

i kommission hos Ejnar Munksgaard


↑ Contenu du site ↑


Notice synoptique.

L’objet de ce travail est un problème de grammaire (morphologie et syntaxe) générale.

Le jeu des syncrétismes fait voir que, même s’il y a concordance à l’intérieur d’une jonction, l’épithète jouit d’une indépendance relative. A la caractéristique morphématique d’une jonction s’ajoutent par conséquent celle du terme primaire et celle de l’épithète (adjectif nominal ou pronominal), et le syncrétisme total exprimé par zéro ne constitue qu’une application particulière de ce principe.

Langues directement étudiées : v.grec, latin, russe, anglo-saxon, anglais mod., allemand mod., hongrois. — Autres langues explicitement mentionnées : v.slave, sorabe, polonais, tchèque, slovaque, serbo-croate, slovène, bulgare, slave macédonien.

Printed in Denmark.
Bianco Lunos Bogtrykkeri A/S.


Ce travail est dédié à M. Roman Jakobson
à l’occasion de son soixantième anniversaire.

Un problème général de l’analyse grammaticale est soulevé par la difficulté qu’il y a de décider dans quelle mesure le contenu et l’expression font route ensemble dans la chaîne syntagmatique. Un exemple de cette difficulté est fourni par la relation entre un terme primaire et ses épithètes (adjectifs nominaux et pronominaux). A propos d’une construction latine telle que opera uirōrum omnium bonōrum ueterum (cf. Jespersen, Language, p. 350 sv.) on peut se demander si le génitif pluriel, exprimé quatre fois, caractérise séparément chacune des bases nominales contenues dans uir, omnis, bonus et uetus, ou s’il suffit de le considérer comme caractérisant directement, sans l’intervention des quatre syntagmes nominaux, la jonction entière (complexe) qui les renferme. En d’autres termes, on se demande si la répétition est ici un fait qui relève de l’expression seule, ou si, en tant que répétition, elle relève également du contenu. D’autre part, la construction correspondante de l’anglais, all good old men’s works, pose la question inverse de savoir si le fait que le pluriel et le génitif ne sont exprimés qu’une fois (dans men’s) oblige de conclure que ces morphèmes ne font que caractériser la jonction entière, et si l’absence de répétition explicite empêche de les considérer comme caractérisant chacun des noms renfermés dans la jonction.

Une troisième possibilité peut être écartée par avance: celle qui consisterait à considérer le génitif pluriel comme caractérisant le terme primaire seul (uirōrum, men’s), et les épithètes comme des bases nues, dénuées de cas et de nombre. Une telle interprétation ne rendrait pas compte du fait essentiel que c’est ou bien l’ensemble (la jonction entière) ou bien la somme de ses parties (des bases nominales) qui doit être entendu comme étant au génitif pluriel : sans rendre compte de ce fait on torturerait le sens de l’énoncé.

Mais les deux autres possibilités restent, et restent séparées, puisque l’ensemble n’est pas égal à la somme de ses parties.

En suivant les formules proposées par Jespersen, on peut rendre les bases nominales par a, b, c, le génitif par x, le pluriel par n, ce qui permet d’obtenir :

Solution I : anx + bnx + cnx

Solution II : (a + b + c)nx,

en mettant, pour la Solution II, les bases nominales entre parenthèses et les deux morphèmes en facteurs. La construction dans laquelle les morphèmes caractérisent la jonction seule, sans caractériser les bases nominales, est donc une « mise en facteur » de la caractéristique.

A ne considérer que l’expression seule, l’anglais moderne et le latin présentent chacun sa construction à lui. Soient a′, b′, c′ les thèmes exprimant les bases nominales, et x′, n′ les formants exprimant les morphèmes : on voit immédiatement que l’expression anglaise met n′x′ en facteur, l’expression latine non.

Mais pour ne pas affirmer à la légère que, dans les cas de ce genre, l’expression reflète fidèlement le contenu, il convient de chercher des critériums qui permettent une décision.

Le problème est important pour plusieurs raisons.

D’abord il fait partie d’un problème plus large pour lequel la syntagmatique a constamment besoin d’une solution. C’est le problème qui se fait sentir toutes les fois qu’il y a répétition ou omission d’un signe explicite. Plus particulièrement, la théorie de l’accord grammatical (la concordance) et l’étude comparative des systèmes d’accord reconnus dans les langues diverses nécessitent, avant de pouvoir être abordées utilement, une solution de ce problème fondamental.

Ensuite c’est un problème de typologie générale, puisque l’anglais moderne et le latin représentent évidemment deux types linguistiques différents, voire même opposés, que l’on n’arrivera pas à définir aussi longtemps que le problème que nous avons signalé reste en suspens ; on désirerait pouvoir dire s’il s’agit d’une simple différence d’expression et d’usage, ou d’une différence plus profonde.

Du reste les deux types dont il s’agit ne se confondent pas avec un type « analytique » et un type « synthétique » : il y a des langues qui, comme le hongrois, possèdent un système morphématique bien compliqué, mais qui favorisent la « mise en facteur » des formants (avec une exception pour le démonstratif qui rappelle singulièrement l’anglais) : ez-ë-k-ben a magas fehér háza-k-ban ‘dans ces grandes maisons blanches, in these tall white houses’ (inessif, à suffixe -ban /-ben ; pluriel, à suffixe -k-).

Ce problème typologique devient à son tour un problème évolutif, puisque l’anglo-saxon offre encore la construction du type latin : ealra godra ealdra marina weorc, et que par conséquent l’anglais a, au cours de son développement, changé de type ; or on désirerait pouvoir décider si c’est un simple changement d’expression et d’usage ou un changement plus profond. Les suffixes casuels du hongrois s’identifient en partie à des thèmes nominaux indépendants ; le suffixe -ban/-ben se retrouve dans benne-m ‘en moi’ et remonte à un adverbe benn issu d’un locatif ouralien en *-n2- (identique sans doute à l’essif finnois et au superessif hongrois) du nom qui subsiste en hongrois sous la forme bél (thème bele-) avec la signification ‘intérieur, intestins, viscères’. Or il importe de pouvoir indiquer le rôle exact joué par ces éléments casuels dans l’état de langue moderne, et décider dans quelle mesure et dans quel sens ils seraient fonctionnellement comparables aux morphèmes du latin, par exemple.

Enfin, le problème est fondamental pour une théorie des « parties du discours » fondée sur des critériums de flexion. Surtout pour une définition flexionnelle de l’adjectif la solution du problème signalé est indispensable.

Le problème n’admet pas une solution complète, mais on entrevoit un commencement d’explication si l’on tire le parti qu’il faut des cas où la forme prise par l’épithète n’est pas entièrement attribuable au terme primaire, mais où la forme choisie est en partie exigée par l’épithète même. Dans ces conditions, pourvu qu’elles se trouvent, on pourra conclure que l’épithète est munie d’un morphème à elle. De là on avancera d’un pas ultérieur en généralisant, dans la mesure du possible, c’est-à-dire en évitant soigneusement toute description contradictoire, les conséquences logiques qu’il serait possible de tirer des cas évidents.

Les conditions cherchées se trouvent remplies dès que l’épithète et le terme primaire diffèrent par le système particulier qui sert à définir leur classe de déclinaison. Expliquons-nous.

Ce que l’on appelle traditionnellement les diverses déclinaisons et les diverses conjugaisons d’une langue, ou les classes de flexion (si on prend le mot « flexion » dans le sens large, sans distinguer flexion, agglutination, etc.), sont deux choses distinctes entre lesquelles il importe de faire le départ : 1° classes qui peuvent différer ou non, du côté de l’expression, par la flexion propre (au sens large), désinences par exemple, mais dont la différence essentielle est d’un ordre plus profond, chaque classe étant définie par des syncrétismes à elle et, en conséquence de ce fait, par un système particulier (l’auteur, La catégorie des cas I, p. 81); un exemple typique est fourni par les diverses déclinaisons du latin qui, par les divers syncrétismes qui s’observent dans le système casuel en passant de l’une de ces déclinaisons à l’autre, se ramènent à des systèmes casuels particuliers ; — 2° classes qui, sans différer entre elles par des syncrétismes différents (ni d’ailleurs par des défectivations) sont caractérisées, du côté de l’expression, par des différences de flexion propre, désinences par exemple ; en indo-européen commun on peut les ramener la plupart du temps à des différences de thème ; un exemple typique est fourni par les diverses conjugaisons du latin; nous proposons d’appeler les classes de ce deuxième type classes lexicales, en vue de les distinguer nettement des systèmes particuliers.

Il faut entendre que la différence d’expression qu’on observe entre les classes lexicales peut être accompagnée ou non d’une différence de contenu (v. nos Principes de grammaire générale, p. 208). D’une façon analogue la différence de contenu (et d’expression) qu’on observe entre les systèmes particuliers n’est pas nécessairement d’ordre purement formel, mais peut être accompagnée ou non d’une différence sémantique entre les classes en question.

Ceci une fois posé, on entrevoit, pour la solution de notre problème, un indice utilisable dans les cas où le terme primaire et son épithète exigent chacun son système particulier, de façon à rendre l’accord grammatical asymétrique. Soit la jonction latine cōnsul dēsignātus dont le jeu d’accord se déroule comme suit :

singulier pluriel
terme primaire épithète terme primaire épithète
nom.-0 nom.-us
nom./acc.-ēs
nom.
acc.-em acc.-um acc.-ōs
dat.
dat./abl. dat./abl.-ibus dat./abl.-īs
abl.-e

Ici l’épithète répond aux exigences de la concordance choisissant, dans le système de formes casuelles qui lui est propre, celle qui est exigée par la forme casuelle du terme primaire. Mais elle ne peut le faire qu’à la condition de ne pas compromettre son propre système: ainsi, elle répond au datif sing. du terme primaire par son datif-ablatif, à l’ablatif sing. du terme primaire par son datif-ablatif également, au nominatif-accusatif plur. du terme primaire ou par son nominatif ou par son accusatif selon les rections qui lui sont imposées par le contexte plus large, dépassant les cadres de la jonction même. Le dernier fait est particulièrement instructif, parce qu’il sert à montrer que l’épithète n’est pas réduite au rôle de simple esclave du terme primaire mais qu’elle conserve la faculté d’agir indépendamment de lui.

Les faits ainsi établis permettent de conclure que l’épithète est munie d’une caractéristique morphématique à elle. Dans une langue de cette structure l’épithète n’est pas une base nue mais un syntagme qui, grâce à ce fait, jouit d’une indépendance relative qui lui permet de choisir librement, bien que dans les cadres qui lui sont imposés du dehors.

Puisque le hasard veut que le français dispose des deux termes accord et concordance, on pourrait tirer profit de cette circonstance pour réserver le terme de concordance à désigner l’accord asymétrique. Dans les langues qui la connaissent, la concordance, ainsi conçue, permet de résoudre notre problème, et en faveur de la Solution I. Sans être spécifique à elle, la concordance est un des traits qui caractérisent la structure de l’indo-européen ancien, et des langues indo-européennes qui à cet égard restent archaïques. Il est donc naturel d’avoir recours à l’indo-européen pour en faire état, et de puiser les arguments dans cette famille linguistique.

On ne saurait le faire sans insister sur un fait accidentel qui, en indo-européen, vient à l’appui pour faire de la concordance un argument encore plus saisissant. Il s’agit d’un fait largement méconnu, mais fort caractéristique de la structure propre à l’indo-européen ancien et à un grand nombre de langues indo-européennes qui conservent cette particularité.

L’indo-européen ancien ignore la distinction de l’adjectif d’avec le substantif. En indo-européen ancien il n’existe pas de flexion proprement adjective. Le pronom mis à part, tout nom indo-européen, et toute classe de déclinaison, permet de faire fonction de terme primaire ; le type est fourni par lat. bonus ‘le bon, celui qui est bon’, bona ‘celle qui est bonne’, bonum ‘le bien’ ; uīcīnus ‘le voisin’, uīcīna ‘la voisine’, uīcīnum ‘voisinage’ ; de même au pluriel, bonī, uīcīna. Dans un grand nombre de ces emplois on n’entrevoit pas de catalyse possible. Le système semble permettre en principe la fonction d’épithète au même titre, pour tout nom et pour toute classe de déclinaison ; la tradition grammaticale interprète à tort une grande partie de ces emplois comme des « appositions » : Ptolemaeus Cleopatraque rēgēs, Augustus imperātor, Maria uirgō minister dē tempulō, rēx dominus, senex puer, meretrīces seruolae sorōres ; βασιλεὺς ἀνέρ, βασιλεὺς ἄναξ. Mais il reste vrai que quelques noms se prêtent plus volontiers à cet emploi que certains autres, selon les circonstances qui se présentent, selon le contenu sémantique et selon les usages reçus. En tenant compte de ce fait on peut dire que toutes les déclinaisons sont par définition réservées aux noms faisant fonction de termes primaires, et que quelques-unes d’entre elles y ajoutent l’emploi possible d’épithètes ; il n’y a aucune déclinaison qui soit réservée aux noms faisant fonction d’épithètes. On peut certainement faire la même observation pour la comparaison; cf. l’emploi fait de māior, māiōrēs, māximus, senior, ou de βασιλεύτερος βασιλεύτατος. (L’indo-européen est ici de tous points comparable au hongrois, qui admet des comparatifs comme szamara-bb, róká-bb, de szamâr ‘âne’, róka ‘renard’.) Ici encore l’usage réserve la comparaison à certains noms, mais il serait vain de vouloir les qualifier d’adjectifs.

Chose remarquable, cet état de choses subsiste en principe dans plusieurs langues modernes. L’allemand ne connaît aucune déclinaison nominale qui soit réservée aux noms faisant fonction d’épithètes ; ce qui y existe, par contre, est une déclinaison par définition substantive mais qui se prête aussi à l’emploi d’épithète : c’est la classe où l’on trouve des noms tels que der Abgeordnete, der Beamte, das Deutsche, Gutes und Böses. Le russe également ne connaît que des déclinaisons par définition substantives dont une se prête de préférence à la fonction d’épithète, à savoir celle de портно́й ‘tailleur’, золото́й ‘pièce d’or, ducat’, Толсто́й Толста́я, Богоро́дицкий, зло́тый ‘un złoty’ (mot d’emprunt sans doute, mais qui se décline régulièrement, et dont il est légitime de faire état au point de vue synchronique); cf. d’ailleurs le texte d’un conte bien connu : Слепо́й спроси́л зря́чаго . . . Зря́чий сказа́л . . . ‘L’aveugle demandait à l’y voyant . . . L’y voyant disait . . .’ . La plupart de ces exemples ne sont pas catalysables. (Les exemples de ce genre sont plus fréquents en tchèque, par exemple.)

Cet état de choses est d’autant plus remarquable que les langues en question ont passé par une période où elles ont créé un adjectif distinct du substantif : elles font évidemment fait pour l’abandonner ensuite; les causes de ces vicissitudes sont discernables mais ne nous retiendront pas ici.

Il y a en indo-européen une classe de mots caractérisés par une flexion de genre. Mais cette classe ne coïncide pas avec celle des noms dont l’usage favorise la fonction d’épithète : le latin offre deus dea, fīlius fīlia, et ainsi de suite ; l’allemand offre der Mündel ‘pupille’, mais peut désigner la pupille de sexe féminin par die Mündel. Les noms qui admettent la flexion de genre réservent le plus souvent certaines déclinaisons (formations de thèmes), qui — chose très importante — sont en même temps des systèmes casuels particuliers, pour chacun des genres. Les syncrétismes caractérisant chacun de ces systèmes particuliers sont donc dominés par les genres (ils sont du reste dominés également par les nombres et par la classe de thème, ce qui intéresse moins notre argument). Indépendamment en principe de cette particularité, et sans égard à la flexion de genre, le neutre domine toujours, on le sait, un syncrétisme contracté par le nominatif avec l’accusatif. Le pluriel a une fonction analogue. Donc, le neutre d’une part, les noms admettant la flexion de genre, de l’autre, poussent plus loin que ne le font les autres classes de noms en indo-européen commun une tendance qui s’observe dès le début mais qui n’arrive pas à aboutir dans les langues du type relativement ancien, et qui consiste à réserver certaines classes de déclinaison, y compris certains systèmes casuels particuliers, à certains genres grammaticaux. Le latin offre encore des noms de genre masculin mais appartenant à la première déclinaison (nauta etc.), et des noms de genre féminin mais appartenant à la deuxième déclinaison (fāgus ‘hêtre’ etc.). La tendance est très près d’avoir abouti en slave ; mais, à l’instar du latin, le russe conserve des thèmes en du genre masculin (слуга́ ‘domestique’, ста́роста ‘maire de village’, etc.). Plusieurs langues slaves introduisent des innovations diverses en vue d’aplanir cette irrégularité : la déclinaison change de façon à rendre ces mots conformes aux masculins ordinaires en slovène, en polonais, en tchèque, en sorabe; cette tendance n’aboutit entièrement qu’en slovaque. Le serbo-croate tend à l’aplanir en permettant de traiter ces mots comme des féminins au point de vue syntaxique.

Cette particularité indo-européenne sert à rendre l’indépendance de l’épithète singulièrement plus forte : pour répondre de sa façon aux exigences de la concordance (qui est, on le sait, une concordance en genre, en nombre et en cas), l’épithète choisit d’abord le genre qu’il faut, pour choisir ensuite le système casuel particulier dominé par ce genre, et enfin, à l’intérieur de ce système, la forme casuelle qui est requise. Réserve faite des limites imposées par la concordance avec le terme primaire, le premier de ces choix est entièrement libre, et dépend de la notion que le sujet parlant désire formuler. On le voit par le traitement des noms d’animaux connus dans ta grammaire ancienne comme communia et incerta (pour les derniers il faut tenir compte d’une certaine participation entre les deux genres grammaticaux, ce qui n ’empêche pas de reconnaître que le choix est libre et que le genre peut être choisi pour rendre le sexe): canis albus ‘chien blanc’ et canis alba ‘chienne blanche’, canis rabiōsus ‘chien enragé’, canis grauida ‘chienne pleine’. D’autre part, sauf dans les cas rares où le terme primaire permet le libre choix entre les trois solutions (masculin, féminin, neutre), la concordance ne cesse pas de jouer et règle les limites de la liberté: canis, par exemple, n’admet pas une épithète neutre. (La situation de l’attribut est différente, parce que l’attribut simple supprime la frontière qui sépare épithète et terme primaire, ce qui donne libre chemin à une construction comme celle trouvée dans la fameuse boutade de Vergile : uarium et mūtābile semper fēmina.)

Dans des circonstances en principe analogues, une situation particulièrement compliquée, et particulièrement intéressante, peut se présenter à l’observation : celle où deux syncrétismes casuels, qui ne se recouvrent pas mutuellement, font concordance :

sing. gén. bon-ī



gén./dat. naut-ae
dat./abl.bon-ō
abl.naut-ā.

Dans tous les cas dont nous avons fait état jusqu’ici, les faits de concordance, ou d’accord asymétrique, révèlent donc nettement l’indépendance de l’épithète, qui lui assure une liberté de choisir à son gré, dans les limites qui lui sont imposées par la concordance, la forme casuelle qui lui convient. Les structures où, de la façon indiquée, la catégorie du genre entre en jeu, la liberté vaut pour elle au même titre. On peut tirer parti surtout des constructions où l’épithète, sans intervention du terme primaire, fait son choix ou bien selon les exigences de rections agissant dans un contexte plus large que la jonction, ou bien selon la notion que le sujet parlant désire exprimer (cōnsulēs dēsignātī, cōnsulēs dēsignātōs, canis albus, canis alba, et, avec combinaison de ces possibilités, canēs albī, canēs albōs, canēs albae, canēs albās ; bonī nautae, bonō nautae). Comparer, pour le nombre, angl. that sheep, those sheep.

Puisqu’il s’agit d’un choix relativement libre, l’argument devient d’autant plus convaincant que le choix est facile à motiver du point de vue sémantique. Le cas le plus frappant est le choix du genre pour indiquer le sexe avec les communia et les incerta. On sait qu’en d’autres cas le genre grammatical est difficile à motiver sémantiquement. On sait que l’indo-européen commun distingue un genre animé (ou personnel ou supérieur) et un genre inanimé (ou non-personnel ou inférieur), et que le genre animé se subdivise en genre masculin et genre féminin, dont le sens est la plupart du temps difficile à saisir.

Le slave fournit cependant une situation particulièrement saisissante pour illustrer notre argument.

Tout en conservant en principe l’ancien système, dans lequel la distinction entre l’animé et l’inanimé avait perdu de son sens primitif pour devenir une distinction plus arbitraire entre un non-neutre et un neutre (Roman Jakobson, Charisteria Mathesio, p. 79), le slave procède à réintroduire et à surajouter, à l’intérieur du masculin (et du pluriel), une distinction entre l’animé et l’inanimé, le personnel et le non-personnel, ou les deux. C’est un renouvellement des anciens procédés à plusieurs égards, et surtout par ie fait que pour opérer ces nouvelles distinctions le slave a recours au même principe que celui qui avait été utilisé par l’indo-européen ancien pour le genre inanimé (et qui est conservé par le slave pour le neutre), en utilisant les syncrétismes casuels et les systèmes casuels particuliers comme indices des genres. Sauf le vieux slave, où la tendance ne fait que poindre vaguement, et le bulgare et le slave macédonien, où il n’en reste que des traces parce que la déclinaison a été à très peu près détruite, toutes les langues slaves manifestent cette tendance, chacune de sa façon d’ailleurs. Pour faire état du principe il suffira ici de citer le russe.

A part le pluriel (où le fait envisagé s’observe dans toutes les déclinaisons), la déclinaison masculine d’une part (type муж ‘homme’, стол ‘table’), et, de l’autre, le masculin de la déclinaison prétendue « adjective », c.-à-d. celle qui se prête le plus volontiers à la fonction d’épithète (type до́брый ‘bon’), distinguent deux sous-systèmes casuels particuliers, dont l’un, caractérisé par un syncrétisme contracté par l’accusatif avec le génitif, est réservé au sous-genre animé, et l’autre, caractérisé par un syncrétisme contracté par l’accusatif avec le nominatif, est réservé au sous-genre inanimé :

masculin
animé inanimé
nom.   до́брый муж
nom./acc.   до́брый стол
acc./gén.   до́брого му́жа
gén.   до́брого стола́

Or dès que le terme primaire est un thème en , on obtient :

nom.  до́брая жена́ до́брый староста́
‘la bonne femme’ ‘le bon maire’
acc.до́брую жену́ до́брого
ста́росту
gén.до́брой жены́ ста́росты

On peut, chose remarquable, même ajouter des communia : голова́ qui, dans le sens de ‘chef’, a l’épithète au masculin, et, dans le sens de ‘tête’, au féminin ; гнедко́ ‘cheval bai’, qui est neutre, mais qui admet aussi l’épithète au masculin s’il y a lieu :

nom.больша́я голова́ городско́й голова́
‘une grande tête’ ‘chef de ville, maire’
acc.большу́ю го́лову городско́го
го́лову
gén.большо́й головы́ головы́
nom.

ста́рое гнедко́

ста́рый

гнедко́
‘le vieux cheval bai’
acc.
ста́рого
gén.ста́рого гнедка́ гнедка́

Le principe indiqué par ces faits (banal d’ailleurs pour les slavisants) est de notre point de vue particulièrement impressionnant, parce que la distinction des sous-genres nouveaux est aussi bien motivée au point de vue sémantique que, d’une part, la distinction entre l’animé et l’inanimé dans l’indo-européen commun, et, de l’autre, et à plus forte raison, la distinction du masculin et du féminin pour indiquer la différence des sexes. Le principe adopté par le slave est donc apte à illustrer le choix libre exécuté par l’épithète, et à corroborer la thèse de l’indépendance de l’épithète dans les langues de cette structure.

L’explication envisagée ici rappelle, d’un point de vue en partie différent, la doctrine, établie par Meillet et utilisée par Gauthiot surtout, de « l’autonomie du mot en indo-européen ». (Voir surtout R. Gauthiot, La fin de mot en indo-européen, 1913, p. 9 sv.) Les arguments invoqués en faveur de cette doctrine ont été essentiellement, sinon uniquement, d’ordre phonétique. Si on insiste (comme Meillet l’a fait dans une certaine mesure) sur l’« autonomie » syntaxique et morphologique, il paraît évident dès maintenant que cette « autonomie » n’est pas un trait particulier à l’indo-européen commun, primitif ou ancien, mais qu’elle subsiste jusqu’à l’heure actuelle, et même en devenant plus marquée, en slave, en allemand — en un mot : dans toutes les langues indo-européennes où la tendance conservatrice prévaut. Et il paraît que la tendance conservatrice a été plus forte que l’on ne l’avait peut-être supposé.

Pour toutes ces langues l’indépendance de l’épithète semble dès maintenant prouvée. l’épithète est un syntagme, muni de morphèmes servant à le caractériser, et l’unité qu’est la jonction n’est pas une entité pure et simple mais une somme, selon la formule I : anx + bnx + cnx.

Il est vrai que, en dernière analyse, l’alternative posée par les formules de Jespersen se révèle comme inexacte : elle n’épuise pas les faits, puisqu’elle insiste trop exclusivement sur la structure interne de la jonction et qu’elle sert à dissimuler les relations externes dans lesquelles la jonction est engagée en tant qu’unité (cp. la Déf. 74 de nos Prolegomena, p. 86, avec renvois). Pour être complet, et sans compromettre l’algèbre choisie par Jespersen, on pourrait mettre, par exemple :

(anx + bnx + cnx) + (nxa + nxb + nxc),

où + indique une relation.

En dernier lieu, insistons sur le fait que, pour manifeste qu’elle paraisse, l’indépendance n’est que relative (en indo-européen commun et plus tard) : elle agit dans les limites exactes qui lui sont imposées par la concordance. Le choix libre dont nous parlons ne se confond donc aucunement avec la constructio ad sensum ; celle-ci ne revendique ses droits qu’en des conditions syntagmatiques plus larges (prédicat, pronom anaphorique), mais non dans la jonction.

Il convient de prémunir contre un malentendu possible. Un syncrétisme total, comprenant toutes les formes du paradigme, ne se confond pas avec une liberté illimitée. Un syncrétisme total entre les trois genres et tous les cas s’observe en latin dans l’épithète nēquam ‘incapable, débile’. Ici l’épithète, faute de mieux, ne fait que répondre aux exigences de la concordance par la seule forme qu’elle possède. On ne voit pas qu’elle puisse faire autrement, et on aurait tort en y voyant une infraction à la concordance.

Rien n’empêche qu’un syncrétisme total peut se généraliser dans une langue, et subsister dans certains systèmes particuliers, p. ex. dans tous les systèmes particuliers dévolus aux épithètes nominales, pourvu que les formes syncrétisées restent distinctes en d’autres conditions dans la même langue. C’est ainsi que l’anglais moderne favorise un syncrétisme total des trois personnes grammaticales partout dans le verbe sauf (partiellement) au singulier du présent de l’indicatif ; or ce qui permet d’y reconnaître un syncrétisme, même au point de vue synchronique, c’est que les trois formes restent distinctes, parce que commutables, dans am, are, is.

L’évolution de l’anglais favorise dans une très large mesure les syncrétismes totaux en matière de morphologie. Ces syncrétismes évolutifs restent des syncrétismes synchroniques aussi longtemps que la distinction est maintenue autre part dans le système de la langue. Il nous semble que cette considération nous permet de généraliser l’expérience faite pour les autres langues étudiées, et de présumer, comme la solution la plus vraisemblable, que l’épithète anglaise (et hongroise) représente un syncrétisme total (exprimé par zéro) des formes casuelles et des nombres grammaticaux qui restent distincts dans le terme primaire. l’hypothèse est à la fois sans contradiction et la plus simple. Il paraît donc que l’anglais et le hongrois, eux aussi, connaissent la concordance ; mais le fait est que l’épithète répond aux exigences de la concordance par la seule forme dont elle dispose : le syncrétisme total exprimé par zéro. Il paraît, pour finir, que, dans toutes les langues ici envisagées, tout parle en faveur de la Solution I, et que la « mise en facteur » a été une chimère, due au fait qu’on a insisté d’une façon trop exclusive sur les faits de l’expression, sans donner au contenu linguistique l’attention qu’il faut.

Becquet.

M. Z. Harris (Methods in structural linguistics, 1951, p. 165 sv.) s’est prononcé en faveur de la Solution II, même pour le type linguistique représenté par le latin. Cette hypothèse paraît être réfutée par l’argument que nous avons ici tiré des syncrétismes.

Le présent travail vise à présenter en abrégé quelques résultats, jusqu’ici inédits, d’une série d’études entamée il y a des années dans le domaine de la rection et de l’accord grammatical. Les résultats qu’on vient de lire sont en effet derrière la définition de l’épithète que nous avons proposée dès 1928 (Principes de grammaire générale, p. 153), et notre argumentation est, si l’on veut, une réponse tardive aux observations présentées par M. Laziczius dans les Nyelvtudományi közlemények 48 (1931) p. 92 [en hongrois].

Une partie de nos arguments et de nos résultats ont été trouvés, indépendamment de nous, par M. Hans Chr. Sørensen dans un travail encore inédit dont nous avons pu prendre connaissance par un manuscrit provisoire rédigé en 1954. l’auteur nous informe que le titre de ce travail, dont on attend la publication en 1957, sera : Studies on Case in Russian. Les deux contributions ne se recouvrent cependant pas mais restent mutuellement complémentaires.

Indleveret til selskabet den 19. oktober 1956.
Færdig fra trykkeriet den 12. december 1956.


Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab udgiver følgende publikationsrækker:
L’Académie Royale des Sciences et des Lettres de Danemark publie les séries suivantes :

Bibliografisk forkortelse
Abréviation bibliographique
Oversigt over selskabets virksomhed (8°) Overs. Dan. Vid. Selsk.
(Annuaire)
Historisk-filologiske Meddelelser (8°) Hist. Filol. Medd. Dan. Vid. Selsk.
Historisk-filologiske Skrifter (4°) Hist. Filol. Skr. Dan. Vid. Selsk.
(Histoire et Philologie)
Arkæologisk-kunsthistoriske Meddelelser (8°) Arkæol. Kunsthist. Medd. Dan. Vid. Selsk.
Arkæologisk-kunsthistoriske Skrifter (4°) Arkæol. Kunsthist. Skr. Dan. Vid. Selsk.
(Archéologie et Histoire de l’Art)
Filosofiske Meddelelser (8°) Filos. Medd. Dan. Vid. Selsk.
(Philosophie)
Matematisk-fysiske Meddelelser (8°) Mat. Fys. Medd. Dan. Vid. Selsk.
Matematisk-fysiske Skrifter (4°) Mat. Fys. Skr. Dan. Vid. Selsk.
(Mathématiques et Physique)
Biologiske Meddelelser (8°) Biol. Medd. Dan. Vid. Selsk.
Biologiske Skrifter (4°) Biol. Skr. Dan. Vid. Selsk.
(Biologie)

Selskabets sekretariat og postadresse: Dantes plads 5, København V.

L’adresse postale du secrétariat de l’Académie est :

Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab,
Dantes plads 5, København V, Danmark.

Selskabets kommissionær: Ejnar Munksgaard’s forlag, Nørregade 6, København K.

Les publications sont en vente chez le commissionnaire :

Ejnar Munksgaard, éditeur, Nørregade 6, København K, Danmark.


Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab

Historisk-filologiske Meddelelser
(Hist. Filol. Medd. Dan. Vid. Selsk.)

Bind 31 (kr. 57.50)
1. Bock, Karl N.: Mittelniederdeutsch und heutiges Plattdeutsch im ehemaligen Dänischen Herzogtum Schleswig. Studien zur Beleuchtung des Sprachwechsels in Angeln und Mittelschleswig. 1948 24.00
2. Westrup, G. W.: Notes sur la sponsio et le nexum dans l’ancien droit romain. Le nouveau fragment des Institutes de Gaius. 1947 2.00
3. Hammerich, L. L.: Laryngeal before Sonant. 1948 12.00
4. Erichsen, W.: Eine ägyptische Schulübung in demotischer Schrift. 1948 3.50
5. Johansen, J. Prytz: Character and Structure of the Action in Maori. 1948 7.00
6. Hatt, Güdmund: Asiatic Influences in American Folklore. 1949 9.00
Bind 32 (kr. 46.00)
1. Kabell, Aage: Don Pedro. 1949 8.00
2. Neugebauer, O.: The Astronomical Treatise P. Ryl. 27. 1949 3.00
3. Littmann, Enno: Mohammed im Volksepos. Ein neuarabisches Heiligenlied aufgezeichnet, herausgegeben und übersetzt. 1950. 8.00
4. Hammerich, L. L., und Jungbluth, G.: Der Ackermann aus Böhmen. I. Bibliographie; Philologische Einleitung; Kritischer Text mit Apparat; Glossar. 1951 15.00
5. Pedersen, Holger: Die gemeinindoeuropäischen und die vorindoeuropäischen Verschlusslaute. 1951 2.00
6. Bech, G.: Grundzüge der semantischen Entwicklungsgeschichte der hochdeutschen Modalverba. 1951 3.00
7. Rubow, Paul V.: Hamlet og Boghandlerne. 1952 1.00
8. Birket-Smith, Kaj: The Rice Cultivation and Rice-Harvest Feast of the Bontoc Igorot. 1952 6.00
Bind 33 (kr. 44.50)
1. Blinkenberg, Andreas: Le problème de l’accord en français moderne. Essai d’une typologie. 1950 12.00
2. Friis, Aage: Kong Oscar II’s Forhold til Danmark, det nordslesvigske Spørgsmaal og danske Venner. 1950 1.50
3. Sten, H.: Les temps du verbe fini (indicatif) en français moderne. 1952 20.00
4. Westrup, C. W.: A Near-Kin within the Kin. A Comparative Study. 1952 3.00
5. Ræder, Hans: Ein Problem in griechischer Syntax. Die Verbindung der Partikel ἄν mit Futurum. 1953 2.00
6. Pallis, Svend Aage: Early Exploration in Mesopotamia. With a List of the Assyro-Babylonian Cuneiform Texts Published before 1851. 1954 6.00
Bind 34 (kr. 62.00)
1. Togeby, Knud: Mode, aspect et temps en espagnol. 1953 12.00
2. Jørgensen, Peter: Zum Schleswiger Niederdeutsch. Kritik und Forschung. 1954 15.00
3. Jacobsen, Eric: Die Methamorphosen der Liebe und Friedrich Spees »Trutznachtigall«. Studien zum Fortleben der Antike I. 1954 25.00
4. Iversen, Erik: Some Ancient Egyptian Paints and Pigments. A Lexicographical Study. 1955 7.00
5. Rubow, Paul V.: Shakespeares Ungdomsstykker. 1955 3.00
Bind 35 (kr. 80.00)
1. Brøndum-Nielsen, Johs.: Et gammeldansk Digt om Christi Opstandelse, efter Fragment Stockh. *A 115 (ca. 1325). 1955 20.00
2. Bech, Gunnar: Studien über das deutsche verbum infinitum. 1955 20.00
3. Birket-Smith, Kaj: An Ethnological Sketch of Rennell Island. A Polynesian Outlier in Melanesia. 1956 40.00
Bind 36
(uafsluttet/en cours de publication)
1. Tauli, Valter: Phonological Tendencies in Estonian. 1956 40.00
2. Siiger, Halfdan: From the Third Danish Expedition to Central Asia. Ethnological Field-Research in Chitral, Sikkim, and Assam. Preliminary Report. 1956 10.00
3. Westrup, C. W.: Some Notes on the Roman Slave in Early Times. A Comparative Sociological Study. 1956 4.00
4. Neugebauer, O.: An Astronomical Almanac for the Year 348/9. (P. Heid. Inv. No. 34). 1956 5.00
5. Hjelmslev, Louis: Sur l’indépendance de l’épithète 2.00

Printed in Denmark
Bianco Lunos Bogtrykkeri A/S


Id: 626

Forfatter: Hjelmslev, Louis

Titel: Sur l’indépendance de l'épithète.

År: 1956

ISBN:

Serietitel: Historisk Filosofiske/filologiske Meddelelser

Serienr: H 36:5

SerienrFork: H

Sprogkode: Fra


↓ Contenu du site ↓